Réagissant au @TractLinguistes dans une interview récente au Figaro, l’académicien Jean-Marie Rouart ressasse ce cliché : « la malheureuse langue française est en plein déclin »…
Petit détour par l’anglais pour illustrer la déconnexion entre discours décliniste et réalité… 🧵⬇️
Il ne fait aucun doute pour personne que l’anglais est, au moins depuis l’après 2e guerre mondiale, la langue dominante dans le monde. Et pourtant, on annonce sa mort depuis au moins quatre siècles…
Fil en deux parties, historique puis contemporaine, dans lequel vous trouverez bien des points communs avec le discours décliniste sur la langue française si bien analysé dans le fil ci-dessous de @MedericGC :
https://twitter.com/MedericGC/status/1671777347437993984?s=20
1ère partie : historique du déclinisme.
L’époque classique (fin 17e – début 18e s.) voit fleurir en Angleterre des pamphlets dénonçant le déclin de la langue anglaise et réclamant son redressement par une académie fondée sur le modèle français.
Deux essais sont particulièrement marquants : l’un de Daniel Defoe, ‘On Academies’ (1697), l’autre de Jonathan Swift, ‘A Proposal for Correcting, Improving and Ascertaining the English Tongue’ (1712).
Dans le premier, Defoe fait le constat du déclin de la bonne langue, et qu’il faut la « purger de tous les ajouts irréguliers introduits par ignorance et affectation » — toute « innovation » étant nécessairement mauvaise :
Swift le rejoint dans sa déploration, employant le vocabulaire de la « corruption ». Comme pour Defoe, la faute en revient aux « jeunes auteurs » et à leurs fantaisies…
Il s’agit donc de revenir à un âge d’or de la langue anglaise que Swift situe entre le règne d’Elisabeth Ière et la révolution de 1642 :
Tout comme les déclinistes du français nous prédisent l’affaissement de la nation, Swift dresse un parallèle entre détérioration de la langue et perdition religieuse et morale. Notez le vocabulaire de la maladie (‘infecting’) pointé par @MedericGC dans son fil.
La solution ? Une académie bien sûr, sur le modèle français. Une assemblée d’hommes, hein : pas de femmes, pour le bénéfice desquelles, entre autres « personnes incompétentes », Cawdrey a compilé le tout premier dictionnaire anglais, A Table Alphabeticall (1604)…
Pas de femmes, mais pas de spécialistes non plus : méfiance, c’est souvent d’eux que viennent les ennuis… (Ça vous rappelle quelque chose, une académie sans linguistes ? 🤔)
Méfiance aussi envers l’usage : ce n’est pas parce qu’un emploi existe qu’il n’est pas « défectueux » ou « impropre » et qu’il ne faut pas s’en débarrasser — toujours pour revenir à ce fameux âge d’or…
… âge d’or élisabéthain qui vit tout de même son plus grand poète et dramaturge, Shakespeare, abondamment critiqué pour sa langue 🤷♂️ — une critique qui le suivit pendant encore deux siècles :
britannica.com/biography/Will…
Comme aujourd’hui au sujet du français, on trouve chez Swift l’idée que c’est aussi par les modifications de l’orthographe, et l’idée de la rendre plus conforme à la prononciation, que tout fout le camp :
Mettre un coup d’arrêt à la détérioration de la langue anglaise est donc une entreprise nécessaire pour mettre en valeur son caractère exceptionnel parmi les langues du monde (tiens tiens…), mais aussi pour assurer sa pérennité pour les générations futures :
Dans la Préface de son Dictionnaire de la langue anglaise (1755), Johnson fait un constat similaire à Defoe et Swift : l’anglais est en mauvaise posture, et il convient de le figer en le faisant revenir à un état antérieur.
Lui aussi voit dans l’anglais d’avant la Restauration (1660) l’âge d’or d’une langue « pure, intacte ».
Mais il est plus spécifique sur les coupables de sa corruption : les gallicismes !
L’époque classique et des Lumières voit en effet une influence grandissante de la France et de sa langue à l’étranger. Johnson ne pointe pas que les emprunts lexicaux, mais aussi « phraséologiques » : il s’agit donc de faire retrouver à l’anglais son caractère « teutonique »…
L’ennemi est donc tout trouvé : c’est l’étranger, et son vecteur d’infiltration, le commerce — qui tout en dépravant les mœurs, corrompt le langage.
Ça ne vous rappelle rien ? Anglicismes et marketing, capitalisme et individualisme (qui a dit « manque de “compersion” » ? 😜)…
Johnson n’oublie pas non plus les agents de l’étranger que sont les traducteurs, véritables « nuisibles » par la faute desquels les Anglais en viendront bientôt à « baragouiner un dialecte de France » :
Au moins Johnson n’appelle-t-il pas de ses vœux la création d’une académie, entreprise « orgueilleuse » qui prétendrait « embaumer » la langue (appréciez le vocabulaire mortuaire). Et bim, un tacle aux académiciens qui faillent — déjà — à leur mission :
2e partie : et maintenant ?
Fast forward — euh, avance rapide de 3 siècles et quelques : l’anglais est en position de domination mondiale. Assurément, c’en est fini de la panique ?
Ce serait mal connaître l’âme humaine — ou, en tout cas, celle des oiseaux de mauvais augure qui ont la mort annoncée de la langue pour fonds de commerce.
Côté britannique, l’ennemi de la pureté de la langue anglaise, ce sont maintenant… les américanismes !
De nombreuses voix s’élèvent au Royaume-Uni pour dénoncer leur influence délétère, et une des plus bruyantes est celle de Matthew Engel, qui y a même consacré un livre en 2018.
Dans toutes ses interventions médiatiques entre 2011 et 2017, c’est le même discours, chargé des mêmes figures de style, qui revient. Penchons-nous sur un podcast pour la BBC et un article pour le Daily Mail.
1. Le parallèle entre emprunts lexicaux et immigration, avec l’implication d’une différence entre « bonne » (= ancienne) et « mauvaise » (= récente) immigration :
2. Le vocabulaire militaire : « invasion » des américanismes vs. « défense » de la langue.
3. Les métaphores de l’infection et de l’infestation :
4. Derrière la reconnaissance apparente de la diversité linguistique, l’idée selon laquelle l’anglais appartient en propre à l’Angleterre, qui serait détentrice de « l’original », une version supérieure de la langue dont les autres variétés sont des sous-produits :
(Idée complètement déconnectée de la réalité historique, les anglais britannique et américain ayant tous deux évolué dans des directions parfois différentes, et à des rythmes différents, sous des influences différentes.)
Mais bien sûr Engel n’est pas linguiste, mais journaliste…
… ce qui le dispense manifestement de vérifier ses informations, comme lorsqu’il dresse une courte liste de mots qui « n’existaient pas avant l’avènement des États-Unis » :
Une simple recherche dans l’@OED montre soit qu’il se trompe, soit qu’il trompe son monde :
Mais peu importe puisqu’il s’agit là de sauver le mode de vie, que dis-je, la nation britannique, qui elle aussi, décidément, s’affaisse :
Bon, OK, l’anglais britannique court à sa perte et la civilisation avec, mais l’anglais américain, du coup, se porte au mieux ?
Que nenni ! Ce serait sans compter sans ses ennemis de l’intérieur… Cf. ce commentaire datant de 1978 :
Un exemple frappant de ce type de discours côté américain se trouve chez Edwin Newman, auteur dans les années 1980 de Strictly Speaking et A Civil Tongue. Pas plus linguistique qu’Engel, son constat est sans appel :
Aucune réflexion, prise de recul ni esquisse de théorisation dans l’introduction de Strictly Speaking, juste une liste interminable d’exemples de « mauvais anglais » assortis de jugements de valeur. Et puis, quand même, une tentative d’explication…
Là aussi, l’évolution des modes de vie (société de consommation, tout ça) est première responsable. On s’amusera (non) à chercher le lien causal que l’auteur semble établir dans ce paragraphe :
Mais ce n’est pas tout…
Bon sang mais c’est bien sûr ! C’est les minorités (ethniques, de genre, d’orientation sexuelle, mais aussi prisonnier·e·s et bénéficiaires des allocs) qui complotent pour nous casser la langue avec leurs revendications ! Ça ne vous rappelle rien ?
Impossible de ne pas y voir un écho au mouvement ‘English Only’, né sous Theodore Roosevelt…
Dans un pays sans langue officielle au niveau fédéral, il se trouve des gens pour penser que l’anglais est en danger s’il ne devient pas langue officielle de l’État.
L’anglais est pourtant langue nationale de facto, sans la moindre concurrence, et seul·e·s 2 millions environ de résident·e·s recensé·e·s admettent ne pas maitriser l’anglais.
Bien sûr, le mouvement rebaptisé ‘Official English’ déguise tout ça derrière le noble dessein d’offrir à tout le monde les mêmes opportunités : usenglish.org/official-engli…
… mais il s’agit bien d’une entreprise fondamentalement xénophobe, dirigée principalement contre la minorité hispanique : bbc.com/news/world-us-…
(Lire cet article du linguiste Geoff Nunberg qui démonte bien l’argumentaire de ce mouvement : web.archive.org/web/2011081618… )
On en avait parlé avec @Laelia_Ve pour le premier épisode de @ParlercommeJ :
binge.audio/podcast/parler…
Conclusion : derrière les discours déclinistes sur la langue se cachent d’autres insécurités, d’autres craintes souvent étrangères à la langue elle-même, et tout à fait déconnectées de la vitalité réelle de la langue en question.
N’écoutez pas celles et ceux qui vous vendent un propos facile sur la mort certaine du français. Le français va très bien, merci.
Lisez plutôt le Tract des Linguistes Atterrées aux éditions Tracts Gallimard :
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