[pʀɑ̃dʀəlɑ̃ɡ]

27. Focus, Luke, focus… (l’organisation informationnelle de l’énoncé)

Allez, je vous parle de ce qui est sans doute un des plus gros fails de traduction anglais-français de l’histoire du cinéma, mais dont à peu près personne ne se rend compte : le JE SUIS TON PÈRE de Darth Vader (pardon, Dark Vador)…



Rappel du contexte : dans cette scène culte de l’Episode V (L’Empire contre-attaque), Luke Skywalker est mis en difficulté par Vader qui vient de le priver de sabre laser et, accessoirement, de sa main droite.

Vader profite de son avantage pour lui faire un speech en mode « viens chez moi j’ai les meilleures bières » et « au fait ton vieux pote Obi Wan t’a jamais dit ce qui était arrivé à ton père ».

Luke : « même pas vrai, il m’a dit que tu l’avais tué, na ».

La réplique est connue d’à peu près tout le monde : « Non : je suis ton père. »

Sauf que…

Sauf que ça n’a aucun sens du point de vue de ce que les linguistes appellent — tenez-vous bien — « organisation informationnelle de l’énoncé ».

L’organisation informationnelle de l’énoncé (‘information packaging’ en anglais), c’est notamment la façon dont on va répartir dans une phrase ce qui relève de l’information connue (aussi appelée « thème ») et de l’information nouvelle (« rhème »).

Dans une phrase canonique anglaise ou française, on aura tendance à commencer par le thème et à garder le rhème pour la fin.
— Où est la souris ?
— La souris est en-dessous de la table.

« La souris », dont il est question au départ, est le thème, qu’on place en position sujet (au début) ; « en-dessous de la table » constitue l’apport d’information, le rhème, qu’on place en position de prédicat (à la fin).

Une phrase comme « Je suis ton père » s’interprète donc par défaut de la façon suivante :

  • le thème (l’info ancienne) est « je », dont le référent est Vader ;
  • le rhème (l’info nouvelle) est « ton père ».

Or ça n’a aucun sens dans le contexte !

En effet, l’échange entre Vader et Luke ne tourne pas autour de la personne de Vader, mais de la figure du père. La question sous-jacente à laquelle répond « je suis ton père » — et le film — n’est pas « qui est Vader ? », mais « qui est le père de Luke ? ».

Ça change tout, car le vrai thème de la phrase est « ton père », alors que le vrai rhème est « je » ! La phrase est montée à l’envers.

Oui, mais en anglais aussi…

Pourtant, me rétorquerez-vous si vous connaissez aussi la scène en VO, en anglais il dit bien aussi ‘I am your father’ !

Oui, mais écoutez bien :

Il dit ‘𝙄 — am your father’, avec deux procédés de focalisation sur le sujet ‘I’ : intonatif (un accent emphatique placé sur le pronom) et prosodique (une pause entre sujet et verbe).

Cette focalisation est contrastive, d’ailleurs : c’est « je » par opposition à cet autre type que j’aurais prétendument tué.

Cette emphase intonative et prosodique est LA pièce à conviction : le fait d’avoir ‘I’ comme sujet relève bien d’une stratégie de mise en relief de l’information-clé, et pas du tout d’un ordre canonique thème-rhème.

La traduction française, et sa mise en voix, n’ont de ce point de vue (je me repète) aucun sens.

En français, impossible de mettre le focus sur le sujet par un simple procédé intonatif ou prosodique : « 𝙅𝙀 — suis ton père » n’est pas, en l’occurrence, un énoncé français.

Faute de mieux, on perçoit donc dans la VF un relief intonatif sur le verbe — « Je 𝙨𝙪𝙞𝙨 ton père » — qui crée de fait un contraste entre les verbes « tuer » et « être ». Et pour cause : c’est la seule interprétation possible de l’énoncé français, or le phrasé de la VO l’invalide1.

Qu’eût-il donc fallu faire ?

Rien de bien compliqué — pour respecter le principe d’organisation informationnelle de l’énoncé dans le passage de l’anglais au français, au moins deux choix se présentaient :

  1. conserver un ordre thème-rhème avec dislocation à gauche : « Non : ton père, c’est moi ».
  2. ou opter, comme en anglais, pour l’antéposition du rhème, mais avec le focus contrastif permis par le clivage : « Non : c’est moi (qui suis) ton père ».

Mais ça aurait été sans compter sur la synchronisation labiale, j’imagine… 😏

  1. Le collègue Mathieu Goux estime, dans une conversation en ligne, que la réplique de Luke « Il a dit que vous l’avez tué » pose un nouveau topic conversationnel grâce à la complétive « que vous l’avez tué », qui explique le focus sur le verbe. Si on peut évidemment souscrire à cette hypothèse, il reste que ce n’est pas là la stratégie énonciative adoptée dans la VO.
    Il est probable (hypothèse corroborée par quelques traducteurices pro sur X/Twitter) que la traduction ait été effectuée à partir du texte écrit, sans accès à la bande sonore. ↩︎

3 Comments

  1. Agnès Muller

    Très intéressant, merci – mais le lien vers la seconde vidéo ne doit pas être le bon : au lieu de la VO attendue, on retrouve la VF. Dommage, car la démonstration est convaincante; je m’en suis servie avec mes étudiants, qui ont apprécié.

    • F. Moncomble

      Merci pour votre message, et pour votre vigilance ! C’est rectifié.

  2. Florent Pruvost

    Une belle entrée en matière pour les agrégatifs spé linguistique !

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