Vous avez déjà remarqué que votre feed instagram suivait des sortes de modes ? En ce moment, le mien me sert tous les jours des vidéos de gens vénères à cause de la façon dont certains prononcent le mot « obnubilé »…
Du coup zou, petite analyse du phénomène « omnibulé » 🧵⬇️

J’ai fait un sondage informel dans mes trois groupes de TD du mardi : plus de la moitié des étudiant·e·s ont effectivement tendance à dire quelque chose comme « omnibulé », quand du moins iels ont l’occasion d’utiliser ce mot, ce qui n’arrive pas au détour de chaque conversation.

Quand on a une tendance lourde comme ça, on ne peut pas se contenter de la mettre au compte de l’ignorance : il se passe quelque chose de plus fondamental, et qui obéit, malgré les apparences, à certaines régularités en langue.

J’y vois deux phénomènes concomitants, mais que je vais tenter d’identifier séparément :
1. un processus phonologique ;
2. un processus morphologique.

1. Le processus phonologique consiste en la transformation du /b/ en /m/. C’est un cas d’assimilation régressive : la consonne /n/ influence la prononciation de la consonne qui précède.

Ce type d’assimilation est fréquent en français, notamment lorsqu’une consonne sonore devient sourde au contact d’une consonne sourde. Ainsi, « absorber » se prononce /aps/, le /b/ sonore devenant /p/ sourd sous l’influence du /s/.

Dans le cas de « obn » → /ɔmn/, c’est la nasale /n/ qui entraine la nasalisation du /b/ en /m/.

2. Ensemble, cette transformation et la permutation des voyelles <i> /i/ et <u> /y/ me semblent aussi procéder d’une tendance à faire converger la morphologie de mots relativement rares et à la compositionnalité opaque vers des schémas plus familiers.

« Ob-nubiler » signifie littéralement « couvrir de nuages », et quelqu’un d’obnubilé est une personne dont l’esprit est voilé par une obsession, une idée fixe. Il y a fort à parier que la plupart des francophones n’ont pas conscience de cette étymologie, pas plus qu’ils et elles ne sont au fait de la compositionnalité d’autres mots formés avec le préfixe latin « ob- », qu’il s’agisse d’« obstacle », « occasion », « offense », etc.

Il semble donc assez naturel que certain·e·s lui substituent intuitivement le préfixe plus transparent « omni- ».
Le fait que la séquence /i/ puis /y/ soit plus fréquente que l’inverse dans le lexique français joue probablement un rôle également.

Ce à quoi on assiste est donc une métathèse : l’inversion de deux sons au sein d’un même mot. C’est ce même phénomène qui nous a donné le mot « fromage » à partir de « formage » (du latin « formaticum », cf. italien « formaggio »), ou qui a abouti en espagnol à « peligro » ou « milagro » (latin « periculum » et « miraculum », cf. français « péril » et « miracle ») — rien donc d’inédit, ni d’ignorant, dans cette permutation !

On la trouve même chez plusieurs présidents des États-Unis, George W. Bush certes mais aussi Dwight Eisenhower ou Jimmy Carter, connus pour substituer ‘nucular’ à ‘nuclear’.

La tendance à faire converger la morphologie ou la phonologie d’un mot ou d’une expression inhabituelle ou opaque vers un schéma plus familier est aussi à l’origine d’un autre phénomène appelé en anglais ‘eggcorn’ : en.wikipedia.org/wiki/Eggcorn

Alors, « incorrect », cet « omnibulé » ?

Source :
C. Nicolas, (1995), « “Je suis omnibulé par ma rénumération” : quelques notes sur le phénomène de remotivation lexicale par attraction paronymique », Cahiers de lexicologie vol. 66, n°1, pp. 39-53.

Et tant qu’on y est, fun fact : on trouve « omnibulé » à l’écrit depuis relativement longtemps, et dans des textes tout ce qu’il y a de plus sérieux…
En vrac :

Revue médicale suisse, 1928 :

L’Écho des mines et de la métallurgie, 1929 :

Revue L’Âge nouveau, 1949 :

Maurice-Jean Calvet, Étude phonétique des voyelles du wolof, 1965 :

Louis Allain, professeur de philologie russe, dans Dostoïevski et l’Autre (1984) :

Actes du XXIe Congrès de l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française, 1986 :

Etc. etc.