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Mardi 29 mars 2016 : je rentre d’une journée d’enseignement où j’ai tenté d’initier des étudiants de tous niveaux aux complexités et aux nuances de la langue et de la linguistique et, pendant que bout l’eau de mon café (instantané, j’avoue cette faute de goût), je feuillette distraitement M, le magazine du Monde, qui attend depuis samedi que le nombre des copies, des courriels en souffrance, des préparations de cours et autres tâches se réduise suffisamment pour me laisser cinq minutes de quasi-liberté. Là, mon œil s’attarde sur la chronique de Lucien Jedwab, ancien chef du service correction du Monde, qui a manifestement pris dans ces pages la succession de Dominique Pourquery au poste de défenseur de la bonne langue.

Je ne suis pas un lecteur assidu du magazine du Monde, mais j’avais assez aimé la dernière chronique de M. Jedwab, dans laquelle il relativisait la menace que l’anglais ferait peser sur le français, citant notamment quelques exemples connus du contraire, d’emprunts de l’anglais au français. Il aurait même pu ajouter que le premier dictionnaire d’importance paru en Angleterre, compilé par Samuel Johnson en neuf ans et publié pour la première fois en 1755, avait pour but avoué, ironie de l’histoire, de guérir la langue anglaise de la dégénérescence causée par son excessive gallicisation. Preuve que la xénophobie linguistique ne date pas d’hier, ne connaît pas les frontières, et est susceptible de s’inverser en fonction des rapports de force du moment. L’angliciste que je suis, persuadé par ailleurs qu’une langue vit et s’enrichit de ses échanges et contacts avec d’autres, s’était réjoui de lire enfin dans un grand média un point de vue mesuré sur la question.

C’est donc avec une pointe de déception que j’ai lu M. Jedwab emboîter le pas de M. Pourquery en s’attaquant sans ménagement à l’usage d’un mot, candidater (⚠️ lien mort…), sous prétexte qu’il lui déplaît. Dans cette diatribe en effet, l’auteur tombe dans tous les travers du prescriptivisme, ce courant qui traverse depuis des temps immémoriaux les attitudes liées à la langue.

Le premier de ces travers est de poser sur le mot en question un jugement appréciatif : le verbe candidater ne serait pas correct au motif qu’il est « exécrable » et « vilain ». Il est bien sûr légitime de ne pas aimer tel ou tel mot, pour quelque raison que ce soit ; ce qui ne l’est pas, c’est d’en conclure que ce mot n’est pas correct, voire pas « français ». A ce stade, l’article me fait plutôt penser à un billet d’humeur, ou à la chronique de Carine Bizet, dans la même publication, sur les fautes de goût vestimentaires de ses contemporain·e·s.

Le deuxième travers consiste à avancer l’argument étymologique. Dire, comme l’article de l’Académie française que cite Lucien Jedwab, qu’on ne peut faire de candidat un verbe actif parce qu’il vient d’un adjectif latin, est parfaitement fallacieux. Pour commencer, nous ne parlons pas latin, mais français, ce qui devrait suffire : s’il fallait que toutes les langues obéissent aux règles morphosyntaxiques et sémantiques des langues dont elles héritent, nous parlerions tous encore proto-indo-européen*. Quant à argumenter, comme le fait l’Académie, que candidater ne devrait pas exister au motif qu’on ne *lauréate ou qu’on *n’avocate pas, c’est franchement malhonnête : à ce compte-là, il faudrait aussi exclure candidature, étant donné qu’il n’y a pas de *lauréature dans le dictionnaire.

Le dictionnaire, justement : le troisième tort de cette chronique est d’asséner que candidater n’existe pas, puisqu’il n’est pas dans le dictionnaire ! Là, l’auteur se prend véritablement les pieds dans le tapis. Par définition, un dictionnaire ne peut inclure un mot considéré comme émergent, puisque son rôle (s’il est honnête) est de compiler le lexique statistiquement représentatif d’une communauté linguistique au moment de sa publication. L’argument du dictionnaire, si on veut bien s’y pencher un peu, conduit à un raisonnement parfaitement circulaire : bannissons de l’usage tout mot qui n’apparaît pas dans le dictionnaire, et refusons à tout mot banni d’entrer dans le dictionnaire. Partant de là, il est tout à fait inutile de continuer à éditer des dictionnaires, et la profession de lexicographe est vouée à disparaître.

Enfin, comme en dernier recours, Lucien Jedwab dégaine l’argument du « barbarisme ». Or candidater est formé selon des règles parfaitement conformes au « génie » (c’est-à-dire, en l’occurrence, aux règles dérivationnelles) du français. Dériver des verbes d’adjectifs ou de noms est un procédé tout à fait courant, qui produit les verbes déadjectivaux ou dénominaux qui peuplent les pages de tous les dictionnaires, y compris celui de l’Académie. On peut même trouver à candidater une certaine vertu, celle de la concision, puisque la catégorie verbale à elle seule subsume la périphrase faire acte de. Si ce n’est un barbarisme, c’est donc un néologisme ? Certes, le verbe candidater semble relativement récent :

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Dans le graphique ci-dessus, calculé à partir du Google Books Ngram Corpus (source), on le voit bien prendre son essor dans les écrits en français à partir du début des années 1980. Quarante ans tout de même, ce n’est pas si jeune… Mais si l’on considère que ce verbe fait déjà l’objet d’une remarque dans la Revue de philologie française et de littérature en 1931, le « néologisme » prend carrément un coup de vieux. Il est d’ailleurs amusant de noter le sérieux rationnel et scientifique de l’argumentation :

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« Ridicule », quelle analyse !

Lucien Jedwab note avec justesse qu’aucun candidat à la primaire à droite n’a encore « candidaté » puis, plus loin, que le verbe est particulièrement en vogue dans le milieu professionnel universitaire ; il en profite pour railler la siglomanie de la corporation. En tout cela je le seconde, en ajoutant tout de même que l’appétit pour les sigles est un mal bien français, tous secteurs d’activité confondus. Justement : si le graphique ci-dessus montre quelque chose, c’est bien que, représentant à peine 0,03 mot par million en 2008 (contre 2,5 par million pour postuler), ce verbe est encore bien loin de contaminer le français général. Un examen rapide des résultats de recherche sur le verbe candidater dans Google Books fait d’ailleurs ressortir qu’il appartient effectivement, pour l’essentiel, à un certain jargon de l’Education Nationale et de l’Enseignement Supérieur : mais quelle profession n’a pas ses sigles et son jargon fait de mots qui « n’existent pas » en dehors d’elle, ou qui prennent un sens bien différent de celui qu’ils ont dans la langue courante ? A côté de variétés dialectales ou sociolectales, toute langue compte aussi des variétés professionnelles qui se distinguent par leur syntaxe, leur lexique, etc. (voir la prépondérance de la voix passive dans les écrits scientifiques, par exemple). De ces deux constats, il appert qu’il est inutile de s’alarmer outre mesure car, quand bien même on aurait ce mot en horreur, il reste relativement confiné à son domaine d’origine.

En somme, cette chronique de M. Jedwab confirme les deux erreurs majeures que commettent les prescriptivistes de tous âges et de toutes époques en matière de langage, erreurs maintes fois pointées du doigt par des lexicographes et linguistes de renom comme Michael Rundell (rédacteur en chef du dictionnaire Macmillan) ou Geoffrey K. Pullum (co-auteur de la magistrale Cambridge Grammar of the English Language). La première consiste à ne pas voir qu’une langue est un organisme vivant, flexible, infiniment varié et inévitablement changeant, remarquable par sa capacité à s’adapter aux nécessités de situations elles-mêmes variées et changeantes ;  que les seules langues qui n’évoluent pas sont les langues disparues. La seconde consiste à croire que la langue appartient à un aréopage de sommités co-optées qui détiendrait le pouvoir magique de légiférer sur l’usage ; or l’expérience montre qu’il est vain de prescrire : l’Académie française n’est pas plus capable de fixer le français dans un état prétendument idéal que Johnson, Swift, Defoe et consorts n’ont réussi à corriger et stabiliser l’anglais. Une langue appartient de façon inaliénable à la communauté de ses locuteur·trice·s, et leurs innovations sont autant de tentatives de la faire correspondre à leurs besoins : certaines sont mort-nées, d’autres s’installent durablement. C’est une chose, tout à fait banale, de ne pas aimer certaines de ces innovations ; c’en est une autre, intellectuellement malhonnête, de vouloir imposer ce jugement de goût comme une vérité rationnelle.

Candidater est-il un mot de la langue française ? Only time will tell. Sur ce, je m’en vais lire le dossier de Télérama sur la sous-représentation des universitaires comme experts dans les médias…

 

* Langue hypothétique, reconstituée par la linguistique historique et comparée, qui n’a probablement jamais été parlée telle quelle.