(Ceci est la version française d’un billet publié en anglais en novembre 2015)

WOTY-emoji-banner-1200x330En 2015, les dictionnaires Oxford ont élu un emoji, « Visage pleurant de joie », mot de l’année, suscitant l’émoi gazouillant de toute la lingosphère, avec un éventail de réactions allant du perplexe au scandalisé. Le mot de l’année est-il seulement un mot ? Le mot de l’année n’est pas un mot ! Et les lexicographes des dictionnaires Oxford de recevoir leur lot d’insultes, pas toujours très sophistiquées. Certes, il ne semble pas interdit de penser qu’ils et elles cherchaient la misère, et probablement un peu de publicité aussi : après tout, s’iels voulaient mettre en relief le fait que « l’année 2015 a vu exploser l’emploi des emoji, et du mot emoji », iels auraient aussi bien pu élire emoji mot de l’année.

Tout fout le camp…

Certaines critiques ressassaient la vieille complainte de la langue qui « fout le camp » — ainsi MBA Mom qui, sur sa page hébergée par Chicago Now (Chicago Tribune), se lamente du fait que

nous n’utilisons plus le vocabulaire autant qu’autrefois.*

Pardon ? Certes, MBA Mom n’est pas linguiste, et n’a donc pas le réflexe d’étayer ses affirmations par des données de corpus. Mais son avis est pour le moins contre-intuitif : les technologies de la communication et les réseaux sociaux font que nous communiquons davantage, et non moins, qu’avant. Et même si cette communication est parsemée d’abréviations et de symboles comme les emoji, elle est toujours pour l’essentiel constituée de bons vieux mots.

Mais pour refuser à l’emoji 😂 le statut de mot, encore faut-il s’accorder sur ce qu’est un mot. Et là, aussi surprenant que cela puisse sembler, les choses ne sont pas si claires. On part souvent du principe qu’un mot est une unité linguistique : mais une unité de quoi ?

Ça se voit, non ?

On raisonne généralement en termes orthographiques : un mot est une unité graphique séparée des autres par une espace. Pourtant, la tradition qui consiste à séparer les mots à l’écrit comme nous le faisons aujourd’hui n’existe que depuis la Renaissance, le Moyen-Âge faisant figure de période d’expérimentation. Comparé aux 7000 ans (minimum) qui nous séparent de l’émergence de l’écriture, c’est bien peu de chose. Même en anglais contemporain, les orthographes variées de certains mots (composés pour la plupart) trahissent une certaine dose d’arbitraire. Récemment encore, des mots comme today et tomorrow étaient écrits avec un trait d’union (to-dayto-morrow). Par ailleurs, pourquoi écrit-on door frame, en deux mots, en anglais britannique, mais doorframe en anglais américain ? Et pourquoi pas door-frame ? Pourquoi écrit-on teapot mais coffee pot ? On le comprend, l’argument orthographique ne tient guère.

Et l’accent, alors ?

L’unité en question peut aussi être conçue comme prosodique : dans les langues qui connaissent l’accent de mot (telles que l’anglais), un mot se reconnaît à son accent primaire. Ainsi, painter /ˈpeɪntə/ est un mot, tout comme unapologetic /ˌʌnə˳pɒləˈdʒetɪk/. Mais que dire des clitiques, comme not et certains pronoms, qui ne sont pas accentués ? Si nous suivions la règle de l’accent, nous devrions les accoler à d’autres mots à l’écrit. Mais le fait qu’on puisse écrire cannot OU can not montre que le statut de not en tant que mot n’est pas clair. De même, pourquoi no one s’écrit-il en deux mots, au contraire de nobody et anyone ? Sans doute pour éviter qu’il soit lu comme noon /nuːn/, mais c’est là quelque chose de différent que de souligner le statut de one comme mot. (Et puis, pourquoi pas noöne ? Pourquoi le tréma est-il tombé en désuétude ? Décidément, tout fout le camp.)

Et puisque nous parlons de langue orale, celle-ci est un domaine où la séparation en mots n’est pour ainsi dire pas marquée : la parole s’écoule tel un flot quasi ininterrompu au niveau des mots. Ceux-ci sont d’autant moins séparés que le langage oral est caractérisé par de nombreux phénomènes de « fusion » entre les mots, à cause notamment de phénomènes comme l’assimilation ou l’élision : voir le français /ʃɥi/ pour je suis, ou l’anglais /lɑːsˈsʌmə/ pour last summer. La liaison, phénomène de sandhi bien connu en français, en est aussi un exemple. Ces phénomènes sont parfois rendus à l’écrit (voir I’m, don’t, wanna, gonna, etc.), mais pas toujours.

Ça tombe sous le sens ?

Qu’en est-il alors de l’argument sémantique ? Le mot est-il une unité de sens ? Cela semble assez difficile à défendre également. Non seulement de nombreux mots sont polysémiques, mais la plupart des mots ont un sens complexe, qui peut être décomposé en unités de sens plus petites (parfois appelées traits sémantiques). Par exemple, le mot boucher désigne une personne dont l’activité est de préparer et vendre de la viande : ces cinq mots en italiques dénotent chacun un élément du sens de boucher. A un autre niveau, la plupart des mots combinent des sens lexicaux et grammaticaux, traditionnellement associés à leur radical (ou forme de base) d’une part, et à des affixes ou flexions d’autre part. Le mot français insonoriseront combine la racine lexicale sonor, le préfixe privatif in-, le suffixe –is (qui dénote un processus), et les flexions -r de l’infinitif (utilisée pour former le futur) et -ont de 3e personne du pluriel ; pour autant, on considère que c’est un seul mot.

Si l’on renverse la logique, certaines unités de sens élémentaires peuvent avoir différentes réalisations formelles : il suffit de regarder le verbe français aller, je vais, j’irai, où l’élément sémantique du « mouvement » prend trois formes différentes, all-, va-, ir-. En anglais, on a de même be, am, is, were, ou encore go et went. Pourtant, la plupart des gens considèrent sans problème que ce sont là différentes formes du même mot.

Pour résumer, on s’en remet le plus souvent sur une définition implicite du mot mot, selon un accord tacite hérité de siècles de tradition orthographique et éducative. Les linguistes, de leur côté, ont besoin de s’accorder sur laquelle, parmi les multiples définitions existantes, sera retenue dans le cadre de telle ou telle étude.

Les emoji, la gestuelle de l’écrit

Alors pourquoi un emoji ne pourrait-il pas être un mot et, à partir de là, mot de l’année ? Certes, il est difficile de penser à une réalisation phonétique univoque à utiliser dans le cadre de nos conversations orales quotidiennes. Mais l’écrit et l’oral ont évolué pour devenir deux variétés très distinctes de la langue, et les emoji font indubitablement partie aujourd’hui de la communication, comme le linguiste et lexicographe Ben Zimmer, entre autres, le défend depuis des années : ils permettent d’exprimer toute une gamme d’émotions d’une façon à la fois concise et amusante, ce qui explique qu’ils soient aussi omniprésents dans notre langue écrite contemporaine. En tant que tels, ils remplissent une fonction qui manque cruellement à la communication écrite, mais qui est assurée dans le langage oral par la communication non-verbale, ou plutôt co-verbale. Ce terme englobe tout ce que nous faisons, lorsque nous parlons, qui nous permet d’exprimer notre attitude vis-à-vis de ce que nous disons (ce que les linguistes appellent la modalité) : l’intonation, la prosodie, les gestes, la position de la tête, les expressions faciales contribuent naturellement et immédiatement à ce que nous communiquons aux autres. La même phrase peut prendre une foule de sens différents en fonction de la façon dont elle est prononcée et des gestes et expressions faciales qui l’accompagnent. Ceux-ci sont à ce point inhérents au langage que nous ne pouvons nous empêcher de les employer même lorsque nous n’avons pas de contact visuel avec l’interlocuteur : qui n’a jamais hoché la tête, froncé les sourcils, ou indiqué par des gestes une direction à suivre en parlant au téléphone ? Elle n’est pas faite de mots au sens traditionnel (et fluide, donc), mais la communication co-verbale fait partie de la langue au même titre que le lexique, la grammaire et les conventions sociales qui y sont attachées.

Les emoji jouent le même rôle et font entrer l’immédiateté de la communication co-verbale dans le langage écrit. Le langage est d’abord oral et co-verbal ; l’écrit, que certaines cultures n’ont jamais développé, est arrivé plus tard comme moyen, entre autres, de fixer la parole. Il a ensuite acquis ses propres règles, au service de ses objectifs propres, pour finir par se distinguer nettement de l’oral. Mais à mesure que l’écrit est de plus en plus utilisé dans le cadre de communications instantanées, il est tout à fait naturel de le voir évoluer pour intégrer de plus en plus de ce qui caractérise la conversation orale. Les emoji font partie de cette évolution : pourquoi alors ne pas les considérer comme… des mots ?

 

* ‘We are not using vocabulary as much as we used to’, ce qui n’est pas la même chose que « nous n’utilisons plus autant de vocabulaire »…